Il y a 70 ans, presque heure pour heure, l’avant garde de la 2e DB, lancée par Leclerc pour soutenir l’insurrection parisienne se trouvait ici Porte d’Italie.
Dans quelques instants, nous allons démarrer ce cortège, cette marche pour commémorer cet événement.
Pourquoi tant de drapeaux tricolores, les uns verticaux aux couleurs nationales, les autres horizontaux aux couleurs de la République espagnole ; d’autres noirs, rouges et noir aux couleurs de l’internationalisme libertaire.
Oui, pourquoi, tant de drapeaux si différents, et si peu fréquents lorsqu’il s’agit de commémorer un évènement militaire en France ne serait ce celui du début de la libération de Paris par les troupes alliées dans laquelle la 2e DB était intégrée.
Pour répondre à cette question, il faut remonter un peu plus loin qu’en 1944. Car si à cette date le nazisme hitlérien et le fascisme mussolinien vivaient leurs derniers mois en Europe grâce à l’avancée victorieuse des armées alliées, un peuple, le peuple espagnol quasiment seul avait fait face à la montée des fascismes en Europe dès 1936.
Et après trois ans de lutte acharnée, aidé par des volontaires venus du monde en entier, mais insuffisants face à l’Armée de Franco largement aidée par les dictatures allemande et italienne de Hitler et Mussolini, le camp de la République est contraint à la retraite et à l’exil vers la France et l’Afrique du Nord en 1939 quelques mois avant le début des hostilités dans le reste de l’Europe.
Alors des camps français où sont internés, ceux qu’on appelle les rouges espagnols, sortent des “volontaires”. Ils cherchent à se sortir de leurs conditions déplorables d’accueil que leur a réservé le gouvernement français de l’époque en incorporant les compagnies de travailleurs étrangers, la légion etc.
En 1940, 1941, 1942, l’armée qui les engage est celle de Pétain, celle de Vichy, celle qui collabore avec les Nazis.
Comme ils ont voulu sortir des camps, ils ont tout autant envie de sortir de cette armée.
Aussi quand Leclerc remonte du Tchad vers l’Afrique du Nord avec les premiers éléments qui allaient constituer la 2° DB, ces républicains espagnols n’hésitent pas à déserter l’Armée de Vichy ou à s’évader des camps disciplinaires d’Algérie ou du Maroc pour rejoindre les Forces Françaises Libres, c’est à dire celles qui combattent le fascisme continuant ainsi le combat entamé quelques années plus tôt.
Intégrés, formés aux armements modernes de l’Armée américaine, ils constituent une compagnie exemplaire, une compagnie de républicains sous le commandement du Capitaine Dronne, la Nueve, car dans cette compagnie, tous ou presque étaient espagnols. Quelques français et arméniens...
Tout comme leurs camarades, qui ont apporté leur soutien aux maquis, à la résistance ou bien encore ont créé leurs propres organisations de résistance, les hommes de la Nueve sont des hommes d’une génération extrêmement politisée, extrêmement formée aux combats et à la clandestinité. Ils sont républicains, certes, car dans le camp de la république, pour lutter contre le fascisme. Mais beaucoup d’entre eux sont surtout anarchistes, c’est à dire aussi anti militaristes.
Pourtant quand en Espagne il a fallu prendre les armes, constituer des colonnes pour lutter contre Franco, ils l’ont fait.
Puis quand l’Armée de la République s’est constituée, ils l’ont intégrée.
Quand enfin, malgré la défaite et l’abandon de leur République, il leur a semblé nécessaire de continuer la lutte sous l’uniforme des Forces Françaises Libres, ils l’ont fait aussi !
C’est pourquoi, nous commémorons, certes l’entrée de cette compagnie dans Paris ce 24 août 1944, mais nous saluons surtout des hommes et des combattants infatigables, ne recherchant ni honneurs ni médailles, capables d’endurer défaites et sacrifices, tout en poursuivant, y compris après la victoire des armées alliées, le combat contre Franco et pour un autre monde !
Voilà pourquoi, aujourd’hui, le 24 août 2014, en ces jours de commémoration de la libération de Paris par l’Armée de Leclerc et sa 9° compagnie, sa « Nueve », autant de drapeaux de la république espagnole et autant de drapeaux noirs, rouge et noirs sont présents.
Ce sont les hommes de la Nueve que nous honorons aujourd’hui à Paris.
Mais à travers eux, nous rendons hommage aussi à tout l’exil espagnol.
Issus de pratiquement toutes les provinces espagnoles, les hommes de la Nueve sont tout d’abord des combattants pour la vie et la liberté.
Car avant de combattre sous l’uniforme dans l’armée de Leclerc, avant même de combattre sous le bleu de chauffe pour défendre la république espagnole en 1936, ils ont combattu pour conquérir leur dignité de travailleurs d’usine ou des champs et envisager pour nombre d’entre eux un monde libéré de l’argent et de l’état.
Certes, beaucoup de ces républicains espagnols, en tant qu’ouvriers syndiqués à la CNT ou à l’UGT, ont eu maille à partir avec la république quand elle était au pouvoir. Mais quand la république a été attaquée par les militaires putschistes de Franco, ils n’ont pas hésité et l’ont défendue sur les barricades de Barcelone ou dans les tranchées d’Aragon, du Pays basque, d’Andalousie ou de Madrid.
Oui, beaucoup de ces républicains, en même temps qu’ils étaient en première ligne contre Franco, menaient à bien une révolution et, dans de nombreuses villes, entreprises et campagnes, instauraient ce qu’ils définissaient comme le communisme… libertaire.
Franco étant soutenu par Hitler et Mussolini, le peuple espagnol encaisse, seul ou presque, la montée du fascisme en Europe. Certes, de France, d’Europe et du monde entier, des volontaires se portent à la rescousse du peuple espagnol, mais les institutions, elles, tergiversent et préfèrent se tenir à l’écart du conflit.
Ainsi, la République française, celle du Front populaire, l’Angleterre, les États-Unis, toutes les grandes démocraties, s’en tiennent à la non-intervention, abandonnant une république issue du suffrage universel.
L’URSS, quant à elle, outre des avions et des armes souvent distribués sélectivement – encore que payés rubis sur l’ongle –, envoie surtout des agents pour essayer d’orienter l’État républicain et torpiller la révolution en cours. Pour Staline, le communisme n’était pas compatible avec la liberté...
Dans ces conditions, et malgré l’engagement incessant du peuple espagnol pendant presque trois ans, les dés sont jetés. Les troupes républicaines battent en retraite et en 1939 un exode de 500 000 Espagnols passe la frontière pyrénéenne ou traverse la Méditerranée vers l’Afrique du Nord : la République française, à cette époque, est des deux côtés de la Méditerranée.
Comme havre de paix après trois ans de guerre civile, ce sont les barbelés des camps de concentration français qui attendent ces antifascistes. Et la République française, qui a refusé de soutenir la République espagnole, n’hésite pas le 27 février 1939 alors que la guerre civile n’est pas finie à reconnaître le gouvernement franquiste.
La paix sera de courte durée, pour ces Espagnols exilés comme pour les autres peuples de l’Europe. En septembre 1939, la France entre en guerre, même si les combats décisifs ne s’engagent qu’en mai 1940.
Les hommes de la Nueve se trouvent donc en Afrique du Nord, exilés dans des pays colonisés par la France, voisins des colonies espagnoles du Rif et du Sud-Maroc. Soumis aux autorités vichyssoises, ils doivent souvent intégrer la Légion pour éviter le renvoi en Espagne.
Mais quand l’Armée Leclerc remonte du Tchad, ils n’hésitent pas à déserter pour rejoindre cette troupe qui combat Hitler et Mussolini.
En France, beaucoup d’Espagnols apporteront un soutien parfois décisif à la Résistance. Ils organiseront même des maquis. On les retrouve aux Glières, dans le Massif central, dans les Pyrénées, poursuivant ainsi l’engagement entamé en 1936.
Franco, quant à lui, non seulement met en coupe réglée l’Espagne par ses exécutions sommaires, ses tribunaux militaires, l’interdiction des institutions républicaines, des syndicats, des partis, etc., mais il offre à Hitler la División Azul, près de 35 000 hommes qui combattront sur le front de l’Est.
La Nueve arrive en Normandie début août 1944. Elle participe aux durs combats de la poche de Falaise et est aux abords de la capitale le 23 août.
C’est elle qui est lancée par le Général Leclerc sous le commandement du capitaine Dronne pour soutenir l’insurrection parisienne.
Les Half Track qui précédaient les chars Romilly, Champaubert et Montmirail portaient les noms de bataille de la guerre civile espagnole : "Guadalajara", "Teruel", "Belchite", les combattants qui les servaient s’appelaient : Amado Granell, Luis Royo, Rafael Gomez, Manuel Lozano etc..
Le premier d’entre eux à rentrer à l’Hotel de ville de Paris est le "Guadalajara", il y a 70 ans exactement.
Les half track des espagnols seront là aussi, pour escorter et protéger le général de Gaulle et les autorités de la France libre à Notre-Dame le 25 août, et lors de la descente des Champs-Élysées le 26 août.
Pourtant, ils seront les oubliés du roman national qu’écriront gaullistes et communistes pour illustrer la Libération de la France. Comme seront oubliées ou occultées pendant très longtemps, les troupes coloniales de l’armée De Lattre, qui débarqua en Provence en août 44 également.
Parmi les institutions, « la grande muette », l’Armée française – et est-ce un paradoxe ? –n’a pas oublié ces faits d’armes en conservant le Guadalajara et le Teruel au Mont-Valérien.
La Nueve continuera ensuite sa route vers l’Alsace et le nid d’Aigle de Hitler. Seuls 16 des quelques 160 engagés reviendront vivants. Ils reviendront à la vie civile : Leclerc, quant à lui, partira bientôt pour l’Indochine...
Rendre hommage à ces républicains espagnols, aujourd’hui, rappeler leurs engagements pour la liberté en Espagne et en Europe sans évoquer aussi les trahisons et les abandons dont ils ont été l’objet dès 1945, serait à nouveau les trahir.
Et nous, Association du 24 août 1944, en tant que filles et fils, en tant qu’amis et camarades de ces hommes-là, de cette génération-là, ne pouvons que rappeler des faits qu’il nous est impossible d’occulter.
À la fin de la guerre, les regards des hommes de la Nueve, comme ceux de tous les exilés se portent au-delà des Pyrénées. Mais l’Espagne de Franco, dont l’accession au pouvoir avait été soutenue par Hitler et Mussolini, n’est pas ou n’est plus un objectif pour les nations alliées et leurs troupes.
Pourtant, dès la libération de la France, les institutions républicaines en exil se constituent. Il y aura un Gouvernement républicain en exil et les organisations politiques et syndicales aussi se réorganisent.
Mais sur le théâtre de la guerre froide, l’Espagne républicaine n’est plus un enjeu.
Ainsi, malgré leur engagement dès 1936 contre le fascisme, leur participation à la Résistance, leur incorporation dans les régiments de France, leur participation à toutes les batailles, de Narvik à El-Alamein, en passant par Paris, les hommes de la Nueve, les Espagnols et leur république sont de nouveau abandonnés.
Et de l’abandon militaire à l’abandon politique, il n’y a qu’un pas. Il sera franchi au début des années 50, lorsque l’Espagne de Franco, celle qui a écrasé la République espagnole les armes à la main, intégrera les institutions internationales.
En 1953, c’est l’Unesco qui lui ouvre ses bras.
En1955, c’est l’ONU.
L’URSS, « l’amie » de la République espagnole, vote pour l’admission de l’Espagne Franquiste !
La France des « Lumières » et de l’abandon de 1936, vote pour aussi !
Il ne s’est trouvé que deux nations au monde pour s’y opposer : le Mexique et la Yougoslavie.
C’est ainsi que la République espagnole et les républicains sont passés par pertes et profits par les démocraties populaires et libérales.
Ils sont laissés une fois de plus à un combat solitaire et inégal que pourtant ils poursuivront soit à partir de l’exil soit dans la clandestinité en Espagne jusqu’au début des années 70. Mais la voie est ouverte à la monarchie et à sa « Transition » imposées par Franco... Presque 40 ans après sa disparition, l’Espagne vit encore avec les institutions imposées par le dictateur.
Hors des institutions, il n’y pas grand monde non plus pour soutenir la république et les républicains espagnols. Intellectuels « de gauche » et organisations politiques et syndicales de France ignorent, le plus souvent, la question espagnole. Il est vrai que s’il avait été difficile de suivre la politique de Moscou à l’égard d’Hitler, il l’est tout autant de suivre celle qui se développe à l’égard de Franco...
Toutefois, des hommes intègres, libres, soutiennent activement l’Espagne.
L’Espagne de 1936. Celle qui fait face aux totalitarismes du XXe siècle et qui en même temps se projette vers une société libertaire ou l’homme et la liberté sont au centre de tout. Parmi eux, la voix d’Albert Camus résonne jusqu’à nos jours.
Nos paroles finales seront donc les siennes, issues d’articles de l’Express parus les 18 novembre 1955 et 24 août 1956 et un texte anniversaire de 1951, publié par Témoins au printemps 1954 et repris dans La Pléiade en 1965)
« Et que nous reste-t-il donc qu’à prendre date et dire, pour nos amis, comme pour nos adversaires, qu’aucune cause juste ou injuste ne fera de nous des défenseurs, même tièdes, mêmes provisoires, de l’illégalité franquiste. Les hommes libres d’Espagne doivent savoir du moins, dans leur amertume, que cette fidélité d’honneur, placée par leur peuple au-dessus de tout, n’est pas morte, malgré les apparences, en France. C’est elle qui, dans un présent de honte, maintient encore, pour eux et pour nous, les chances de l’avenir. »
« Vingt ans après la guerre d’Espagne, des hommes ont voulu se réunir pour dire leur fidélité à la République vaincue. Le temps ni l’oubli, qui sont les grands auxiliaires des réactionnaires de droite et de gauche, n’ont rien pu contre cette image, intacte en nous, de l’Espagne libre et enchaînée. La Deuxième guerre mondiale, l’Occupation, la Résistance, la guerre froide, le drame algérien et le malheur français d’aujourd’hui n’ont rien enlevé à cette sourde souffrance que traînent les hommes de ma génération, à travers leur histoire haletante et monotone, depuis le meurtre de la République espagnole. »
« Alors le 19 juillet 1936 sera aussi l’une des dates de la deuxième révolution du siècle, celle qui prend sa source dans la Commune de Paris, qui chemine toujours sous les apparences de la défaite, mais qui n’a pas encore fini de secouer le monde et qui pour finir portera l’homme plus loin que n’a pu le faire la révolution de 17. Nourrie par l’Espagne et, en général, par le génie libertaire, elle nous rendra un jour une Espagne et une Europe et avec elles de nouvelles tâches et des combats enfin à ciel ouvert. Ceci du moins fait notre espoir et nos raisons de lutter »
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Publié le : | 2 septembre 2014 |
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