L’École spéciale d’architecture, située au 254, boulevard Raspail, dans le 14e, est la plus vieille école privée d’architecture de France. Régie sous le statut juridique d’association (loi de 1901) non lucrative d’intérêt public, elle s’est élevée depuis deux ans au rang de grande école.
Je n’aurais probablement jamais eu ouï-dire de l’école, si d’aventure je n’avais rencontré au sein du syndicat CNT, où je suis investie, des camarades en lutte contre leur direction. Et plus spécifiquement, contre ce qui s’y passe quotidiennement, derrière ses grands murs. J’écoutais les témoignages et lisais les comptes-rendus. Leur situation dans un syndicat des travailleurs de l’éducation, majoritairement formé de titulaires de la fonction publique, paraissait en permanence en décalage – statutairement et syndicalement – à l’image de tous les contractuels et les salariés de la sous-traitance, employés dans le secteur public. Étudiante, je me sentais proche de leur condition, du fait d’avoir derrière moi et présentement, un nombre important de boulots alimentaires. Soumise régulièrement à une prise d’otage en règle, toujours fautive, avec de multiples supérieurs et le supplice d’adhérer « aux besoins » de l’entreprise. Les comparaisons étaient troublantes. Quelle sont les différences avec une entreprise « diabolique » classique ?
Inhumanité banale du monde du travail et ses moyens intarissables de petites perversions et tortures quotidiennes, larvées ou ouvertement revendiquées des patrons.
Les conflits du travail, le droit privé avec son cortège d’ingéniosités anti-employés, l’indifférence insolente de la direction à considérer les risques de maladies professionnelles et son entêtement à harceler plus petit que soi, sont la gestion et le déroulement ordinaire des activités de l’école.
Le jour où je franchissais la petite cour intérieure, des élèves s’affairaient avec des maquettes, un peu partout. Tout de suite cette image me donna le sentiment d’un modèle réduit des Beaux-Arts de Paris. Dans l’ambiance feutrée d’une grande école « arty », avec un calicot faisant la promotion d’une exposition photos sur les pauvres enfants péruviens.
Je fus accueillie par mes camarades dans un lieu familier, a priori à l’abri des regards, mais susceptible de recevoir la visite impromptue du gardien de l’école, membre de la CFDT.
Salarié depuis cinq ans et demi dans cette école, Stéphane y fait son entrée suite à la décision de la direction de l’époque, de recruter un permanent pour « l’atelier maquette » de l’établissement, après l’acquisition de machines numériques. Cet atelier est un petit local, qui fonctionnait jusque-là très irrégulièrement. Il était animé par quelques étudiants qui prenaient en charge eux-même le nettoyage.
À l’époque, Stéphane est engagé, avec une formation d’infographiste, mais sans connaissance professionnelle en menuiserie. Depuis, il n’a jamais bénéficié d’aucune mesure de qualification et de reconversion, qu’il a pourtant réclamée à plusieurs reprises.
Lors de sa première visite médicale, le médecin du travail l’alerte des dangers inhérents à l’« atelier maquette ». Il ne saisit pas tout sur le moment. Mais les informations prennent progressivement sens : des difficultés à respirer et quatre accidents du travail recensés. Agrafes dans le bras, les pouces à deux reprises coincés dans la scie-circulaire, des copeaux de chêne dans l’œil, et une perte de deux dixièmes de vue.
En 2011, le médecin du travail incite la direction à des rénovations sous peine de fermeture de l’atelier. Pour protéger le lieu, mais aussi les élèves et les travailleurs, il est nécessaire de mettre en place un système d’aération « normal » de type VMC, pour la viabilité et le confort d’un si petit local. De plus, il faudrait régler la question de la petitesse de l’atelier, facteur de risque en soi, la vétusté des machines, sans système de sécurité correct, enfin, le carnaval des automates, dont le niveau sonore s’élève jusqu’à 120 décibels, sachant qu’il suffit de 70 décibels, seuil d’irritabilité, pour vouloir s’écraser le crâne contre les murs.
Il prend un jour l’initiative d’appeler la direction, après un rendez-vous avec Stéphane. À la fin de la conversation, en raccrochant le téléphone, le médecin déchire le papier de recommandation, le visage décomposé. La direction ne ferait rien et venait d’obliger la médecine du travail, à s’aligner sur sa décision. L’ordre des choses étant rétabli, le médecin patronal rédige un nouveau papier où les principes du serment d’Hippocrate sont infléchis : l’atelier est défini comme « apte sous réserve de normes »...
Il prescrit un équipement spécifique. L’établissement, bien sûr, est favorable à ce principe plutôt qu’à celui d’une mise aux normes de la surface : la pièce est chargée d’une poussière de bois cancérigène (deuxième cause de cancer, liés au travail).
L’inspection du travail du 14e arrondissement (à Paris, il y en a une par arrondissement), reste largement en retrait. Elle ne relève rien quant aux conditions de travail et n’applique aucune mesure à sa disposition, même pas une assignation. Elle propose à Stéphane d’en référer à la CRAMIF.
La Caisse régionale d’Assurance maladie d’Île-de-France est un organisme de Sécurité sociale, qui coordonne la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Or, si la CRAMIF intervient ce serait la fermeture définitive du local. Sans actes disciplinaires, ni solution de rechange, la Sécurité sociale ayant renoncé à exercer les fonctions liée à sa vocation originelle. En gros, Stéphane, en contrat à durée indéterminée, se retrouverait « placardisé ». À sa demande, l’inspection du travail, ne l’alerte pas.
C’est une institution représentative du personnel au sein de l’entreprise ou de l’administration. Elle est essentielle pour la protection sanitaire et professionnelle.
Le CHSCT, est inexistant du fait même du délégué du personnel de l’école, à la botte de direction. Membre du syndicat CFDT, seul représentatif à l’école, il a signé un accord pour clôturer la présence d’un Comité d’entreprise, dont le CHSCT dépend. Ce refus est une position profondément antisyndicale.
À force de jouer copains-copains – pour mieux entuber – dans une association où tout le monde doit être amis pour le bénéfice d’une seule direction, d’autres travailleurs moins serviles se sont trouvés en difficulté et avec une sérieuse envie d’en découdre.
Face aux inégalités de salaire entre hommes et femmes, et aux manquements quotidiens au Code du travail, la lutte de plusieurs salariés, dont deux bibliothécaires, se solidarise rapidement autour de la question de l’atelier.
Ainsi, Stéphane est devenu RSS – chaque syndicat créant une section syndicale d’entreprise ou d’établissement d’au moins 50 salariés peut en désigner un. Celui-ci est protégé et peut dès lors plus facilement entrer en lutte. Cependant, déclarer une section syndicale ou être RSS ne garantit pas pour autant d’obtenir des réponses de la part des patrons.
La section lance une procédure administrative afin d’assigner l’école devant la justice pour organiser des élections professionnelles, avec des jours d’astreintes. Si dans le public, on n’en à rien à carrer des élections et du Comité d’Entreprise (CE), dans le privé, ils restent une option stratégique. Leur tenue doit permettre de mettre un coup de projecteur sur une situation devenue trop délétère, de réclamer des réponses et davantage de protection salariale. Dans le privé, est « représentatif » celui qui réunit plus de 10% des votants aux élections professionnelles, avec la nomination d’un Délégué syndical (c’est la suite du RSS). Les élections piège à cons, certes, mais aussi une protection syndicale élargie, d’une durée d’un an, pour tous les membres de la section. De la même manière le Comité d’entreprise, organe distinct du Conseil d’administration, permettrait d’exercer un contrôle sur les dépenses, le budget, les décisions de licenciement et d’embauche. Et surtout, il ouvre la voie à l’organisation d’un nouveau CHSCT. Par voie de conséquence, ces élections règleraient la question de l’atelier et des risques sanitaires encourus par notre camarade.
Saida, autre membre de la section CNT, est recrutée en août 2010, sur un ¾ temps, le matin au poste d’accueil et de standard. Un an après son arrivée, on lui propose de transformer son statut en un plein temps : un avenant est confectionné. Le poste est aménagé l’après-midi afin de réaliser des tâches administratives du service de communication ; à la condition de ne pas effectuer toute sa vacation sur le standard ou l’accueil, car trop pénible.
En 2013, une nouvelle direction prend place. Elle se fâche rapidement avec l’ancienne secrétaire de direction. Suite au départ précipité de cette dernière, elle affecte la secrétaire en poste l’après-midi au poste précédent. Nouvelle fonction sans aucune révision de son contrat de travail. Ce transfert crée, par voie de conséquence, un vide l’après-midi en accueil et standard. Pour y pallier, des intérimaires sont appelés en renfort. Pourtant cette réorganisation et le recours à une sous-traitante, ne suffisent pas à remplir toutes les plages horaires, et le turn-over des salariés intérimaires a pour conséquence une vacance régulière du poste. Rapidement, la direction fait appel à Saïda pour combler ce « problème ». Elle rend service plusieurs fois, jusqu’à ce que cela se systématise.
En réponse, après plusieurs plaintes, elle demande à la direction de clarifier l’interprétation que cette dernière fait de l’avenant à son contrat avant d’accepter. Pas de réponse, mais la sanction ne tarde pas : premier entretien coercitif. Par la suite, elle subira deux avertissements. Puis, un autre entretien pour faute grave, avec une mise à pied de trois jours. Les avertissements de la direction deviennent alors permanents : notification mensongère d’absence injustifiée, de retard pour une arrivée à 8h35 au lieu de 8h30, de mauvaise exécution et de manquement dans l’exercice des tâches de l’accueil, etc. L’inspection du travail a toujours été prévenue.
L’interprétation de l’avenant est devenue un enjeu central pour sa défense. Un trouble y subsistait, surtout que la direction est maîtresse de l’organisation du travail.
L’inspection du travail a finalement clarifié l’interprétation de l’avenant et ratifie l’avis de la section CNT et de Saïda. Parallèlement, et cela ne fait que renforcer cette dernière lecture de l’inspection du travail, Saïda n’a signé l’avenant qu’à la condition de ne pas réitérer l’après-midi, une fonction qui lui demande une attention continue et une mobilisation physique pour répondre au téléphone. Son médecin traitant – le médecin du travail ne voulant pas se prononcer – a relevé cela comme critère de pénibilité. En effet, ce poste est extrêmement fatigant. Il se détériore même, au vu du fait que la nouvelle direction ne répond jamais au téléphone. Les appelants sont alors en colère et irrespectueux vis-à-vis de Saïda. Sans compter les petites humiliations déversées par tout le monde, lorsqu’il s’agit d’extérioriser sur les « subalternes », les désagréments quotidiens des dysfonctionnements matériels et bureaucratiques de l’école.
En 2013, une autre section syndicale CGT est constituée. Par des cadres déçus du management de la direction. Bien qu’ils aient joyeusement collaboré dans l’ancien régime. Ne prenant jamais position dans les conflits.
La majeure partie des travailleurs de l’école est partagée entre l’indifférence, la crainte et les intérêts personnels. Si les cadres se sont finalement organisés au sein de la CGT, ce n’est que par la perte des positions de passe-droit.
La perte des avantages et l’altération du climat social au sein de cette microsociété de cour qu’est devenue la Grande École, les conduit, malgré eux, à suivre et engager les mêmes procédures judiciaires que la section CNT.
D’un enjeu de lutte menée pour sa santé, l’atelier maquette a fini par devenir, par un habile retournement de situation, l’instrument de son éviction de l’école. La direction a en effet finalement décidé de fermer l’atelier en septembre 2014, pour des raisons de sécurité liées au risque d’incendie (risque entretenu par la négligence des directions successives), et donc, de renvoyer Stéphane chez lui, tout en promettant des travaux et la réouverture de l’atelier maquette pour la rentrée de février 2015.
Stéphane est donc dispensé de travail, et surtout de présence au sein de l’école. Mais cette situation ne peut être que provisoire ; au mois de mars 2015, la mesure définitive tombe. Stéphane reçoit un courrier lui signifiant sa mise à pied à titre conservatoire - traduction : sans salaire, contrairement à la dispense de travail - et son possible licenciement pour faute grave. Il est reçu en entretien préalable, puis plus rien.
L’école opère une « réforme pédagogique » et une « restructuration des services administratifs ». Novlangue bureaucratique et néolibérale, éclipsant la réalité violente des suppressions et du gel des postes (professeurs et administratifs). La « réforme pédagogique » de la direction a conduit à baisser « l’attractivité » de l’école et donc le nombre d’inscrits. Réelles, imaginaires ou prétextes, les difficultés économiques de l’École spéciale d’architecture, sont systématiquement solutionnées par la réduction de la masse salariale.
Même si, pour la rénovation de la cour d’école, 40 000 euros ont été dépensés. L’école détient un fond de 2 millions d’euros, pour parer aux aléas. Les salaires confortables et injustifiés de la direction n’ont jamais été discutés. Les directeurs changent tous les quatre ans et leur statut se résume à une sorte de contrat à durée déterminée. Grâce à un montage financier, leur salaire annuel s’élève à 90 000 euros.
Le 9 avril dernier, la section réunie à la manifestation contre la Loi Macron, a subrepticement appris la nouvelle suivante : l’école supprime neuf postes pour motif économique. Ces licenciements économiques concernent quatre des cinq salariés de la section CNT et quatre des salariés de la section CGT.
L’argument économique est le travestissement d’une purge en règle de tous les salariés organisés contre l’autoritarisme de la gouvernance de l’école. Le 10 avril, les salariés licenciés ont été pressés de signer une dispense d’activité, pour qu’il n’y ait pas de contact avec les étudiants et conduit jusqu’à la porte de l’école.
Le licenciement des salariés de l’école a permis de rompre avec l’illusion de bienveillance de la direction de l’école. Les étudiants, déjà préoccupés par l’évolution de celle-ci, depuis la « réforme pédagogique », se sont mis en « grève », signifiant ainsi leur solidarité par des banderoles et des collages dans l’école. Leur demande est précise : démission de la direction et réintégration des salariés licenciés.
Ici se pose sérieusement la question de la lutte syndicale, de personnes souhaitant se défendre et se battre, lorsque les forces en place sont isolées et divisées. Le rapport de force ne se meut jamais uniquement selon les situations objectives des conditions de travail. Force est de le constater, au vu de l’absence de lutte dans tous les lieux de souffrance au travail. La « crise » économique, le fouet du chômage qui l’accompagne, et la structure hiérarchique du monde du travail sont d’une efficacité tellement rationnelle, qu’elle conduit les salariés à s’autocensurer, à être divisés ou à confisquer le temps nécessaire à la prise de conscience et à l’organisation politique et syndicale.
Pour autant, les voies de l’action directe des travailleurs, des exploités, des harcelés, des malmenés, des chômeurs et des précaires n’ont raison du présent que dans l’action collective et la solidarité interprofessionnelle.
La solidarité est d’autant plus nécessaire et au-delà du tropisme syndical, que l’oppression patronale s’est renforcée, par la présence systématique, les jours de tractage, de militants d’extrême droite. L’École spéciale d’architecture est située sur des terres fascistes et conservatrices. C’est ainsi que rodent autour de cet îlot de résistance et de revendication, les gardes du corps, identifiés et réputés, de l’ordre réactionnaire. Leur présence détourne l’énergie et l’attention des salariés licenciés, obligés de rester sur le qui-vive, pour préserver leur intégrité physique. Ils ont du mal à invectiver la direction de l’école, à réfléchir sur les meilleurs moyens d’obtenir davantage que leur réintégration ou des indemnités correctes et encore moins à réaliser l’ambition originelle de la section : une école autogérée.
Choqués, mais déterminés, les membres cénétistes ont décidé d’investir ce « temps libre imposé » en espace de lutte.
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Publié le : | 27 juin 2015 |
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